Auteur: Astrid Narguet – 26/05/2025

L’art du trait de Chen Nan
Chen Nan observe, étudie, développe et décortique les sources traditionnelles de la culture chinoise. Il a conduit une recherche approfondie sur les caractères anciens chinois qui lui a permis d’achevé en 2019, après plusieurs décades, un ouvrage complet et inédit : « l’histoire du design des caractères anciens chinois ».
Ce long et méticuleux cheminement lui a donné l’élan pour créer les lignes graphiques, le design et l’art contemporain qui constituent l’ensemble de son travail présenté à Figeac. Le parcours expositif à travers plus de 3500 ans d’histoire, nous permettra de découvrir, pour la première fois en France, l’art du trait de Chen Nan.
Aux racines de la civilisation chinoise – La source d’inspiration de l’artiste
L’exposition « L’art du trait : regard sur les caractères anciens chinois » de Chen Nan nous conduit d’abord vers l’origine visuelle de la civilisation chinoise, à travers les traits de la première forme d’écriture en Chine.
Chen Nan interroge les images graphiques composant l’écriture archaique de la dynastie des Shang (1766/1122 avant JC).
Cette période historique est caractérisée par l’importance attribuée au signe écrit, qui à l’origine était essentiellement de nature divinatoire (il s’agit d’inscriptions gravées sur os de bovidé et carapaces de tortues dont sont dérivés en particulier les symboles du « Classique des mutations »).
Le signe était directement inscrit sur les supports utilisés par les devins pour pratiquer une forme particulière de divination, appelée pyro-ostéomancie. Les omoplates de bovins ou les écailles de tortues présentent de petits trous qui servaient de creuset à une pointe de stylet chauffée. Les devins interprétaient les craquelures.
La forme des graphies se caractérisait par un aspect figuratif assez marqué qui pouvaient être qualifiées de pictogrammes. On estime aujourd’hui, à quatre mille, le nombre des différentes graphies trouvé dans les inscriptions sur os et carapaces des Shang.
Nous verrons à travers le parcours de l’exposition que l’écriture des Shang reposait sur les mêmes principes que l’écriture chinoise classique (utilisation de logogrammes). La graphie des signes a, bien sûr, évolué avec le temps mais les principes de base de cette écriture sont restés inchangés depuis le XIII e siècle avant notre ère. Le système d’écriture actuel chinois en est l’héritier.
Chen Nan, nous révèle la rationalité divinatoire élaborée en Chine depuis les graphies des Shang, investie d’une fonction et d’une forme rituelle. Elle permet de communiquer avec l’au-delà. Cette communication, directe et toujours possible, entre le monde des pouvoirs surnaturels représenté par les ancêtres, et le monde des vivants est probablement à l’origine de la continuité entre l’univers céleste et l’univers humain instituée par la pensée chinoise de l’antiquité.
C’est donc sur les traces du vivant des images-signes que Chen Nan, trait après trait, se rapproche des sources traditionnelles de la civilisation chinoise, nous révélant ainsi l’ossature du réel en Chine.
L’art de Chen Nan – L’exposition
Chen Nan capte les manières dont les images sont censées agir dans les différentes sociétés qui les produisent. Écrire par l’image parce que l’image est le seul moyen dont nous disposons pour voir ce que les autres voient et permettent d’approcher le réel, c’est-à-dire les façons de percevoir le monde que met en œuvre tel ou tel collectif.
Pour cela, il a développé une méthodologie basée sur les composants graphiques, combinant le design graphique contemporain et l’héritage culturel. Le procédé de design utilisé dans la création de ses œuvres « inscriptions oraculaires sur os et écailles » peut également s’appliquer à d’autres écritures, ce qui a profondément motivé et inspiré la réalisation de l’exposition de Chen Nan au musée Champollion – Les écritures du monde.
Dans l’espace muséal du musée, les œuvres d’art de Chen Nan vont rencontrer les hiéroglyphes égyptiens et ainsi établir un dialogue. Les œuvres graphiques directement installées dans les vitrines, des sculptures de grandes dimensions, les œuvres plastiques et les vidéos interactives seront disposées avec la collection permanente du musée alors dans la salle Annexe du musée, Chen Nan présentera des installations d’art et des œuvres d’animation digitale.
La manifestation est aussi une occasion de rendre hommage à la mémoire de deux illustres personnages qui sont étroitement liés à la thématique de l’exposition, l’un tourné vers l’Égypte, l’autre, vers la Chine. Jean-François Champollion et Jean-Pierre Abel-Rémusat étaient tous les deux professeurs au Collège de France à la même période historique. Ce dernier a été le titulaire de la première chaire d’études chinoises en Occident au Collège royal (ancien nom du Collège de France créée par Louis XVIII par ordonnance du 29 novembre 1814).
C’est donc sous la forme du dialogue que c’est construite l’exposition, rencontre hors du temps entre deux cultures millénaires, chacune dotée d’une écriture unique, basée sur l’image. Le but du dialogue est de produire une nouvelle image de la pensée dans le domaine des études culturelles. Une des grandes avancées de la théorie moderne en matière de culture est d’avoir réalisé que les cultures sont hybrides et hétérogènes. La culture est hybride au sens ou l’échange culturel n’est pas simplement un dialogue binaire entre deux entités avec leur identités uniques, mais elle introduit un changement progressif irréversible dans les deux cultures. Les cultures et civilisations sont si reliées entre elles et si interdépendantes qu’elles défient toute description unitaire ou simplement délimité de leur individualité.
Comment ne pas voir l’extrême contemporanéité de la démarche artistique de Chen Nan dans notre monde de l’image. Déjà, lorsque j’ai rencontré Chen Nan il y a deux ans, dans le cadre de la préparation de l’exposition sur la culture dongba, j’ai pu observer comment Chen Nan appliquait aux pictogrammes dongba le procédé développé dans les œuvres d’art « Inscriptions oraculaires sur os et écailles », notamment avec la réalisation graphique des émoticônes des pictogrammes naxi pour les réseaux sociaux chinois.
Chen Nan, professeur renommé de l’université Tsinghua de Pékin, est le promoteur et le praticien du mouvement de revitalisation de la conception artistique contemporaine des caractères anciens chinois. Il est aussi le concepteur de la première bibliothèque de polices de caractères d’inscription en osselets, de la bibliothèque de polices de caractères Zhangcao, le responsable du projet culturel national chinois sur les caractères anciens et du projet d’héritage et de développement de la civilisation chinoise « Recherche sur la conception artistique et la communication culturelle sur les caractères anciens chinois ».
L’exposition « L’art du trait : regard sur les caractères anciens chinois » présente un parcours qui mêle des réflexions théoriques à des études de cas sur les pratiques créatives. Chaque étude de cas comprend une exploration des théories liées aux caractères chinois, ainsi que des ébauches créatives, des œuvres d’art physiques, des vidéos et des installations interactives. L’utilisation des nouveaux médias dans le travail de Chen Nan est un moyen inédit d’intégrer la culture antique chinoise dans la vie quotidienne contemporaine.
La conception de l’exposition permet aux visiteurs d’acquérir une compréhension plus approfondie des processus de la pensée créative et des méthodologies pour en élaborer les concepts.
L’écriture vivante – Recherche des formes avec l’art et le design de Chen Nan
Chen Nan recherche les formes à travers ses œuvres d’art contemporaines et figure ainsi les traces vivantes des images logographiques de la civilisation chinoise. Il traite l’image-signe comme un indice plutôt que comme un symbole. C’est par des empreintes encore frémissantes qu’il nous montre que la source traditionnelle continue d’être active dans le système de la société contemporaine.
L’art graphique et les formes innovatives du design de Chen Nan consistent à rendre visible l’invisible. C’est la notion de l’invisible qui anime et structure les formes de son corpus d’œuvre. L’inspiration de l’art oraculaire ancestral que l’on retrouve dans les œuvres de l’artiste contient les infinis métamorphoses du monde.
La démarche de l’artiste agit telle un communicant, entre deux espaces, deux temporalités, deux mondes ; l’artiste dessine ainsi les formes du présent. Dans sa volonté de synthèse, Chen Nan brasse constamment ensemble des concepts empruntés aux trois grandes disciplines de pensée chinoise : taoïste, confucéenne et bouddhique.
La cosmologie chinoise dans le travail de l’artiste est un territoire inaugural de significations, dotée d’une logique de fonctionnement qui résonne dans le rythme de chaque séquence que forment les signes dans l’espace qui sont inhérents au travail de Chen Nan. Car voilà, l’artiste veut comprendre. Il veut comprendre la trace vivante qui habite toutes les manifestations du réel.
Nous pouvons observer ce processus qui caractérise la structure de son travail artistique, notamment dans l’œuvre Médias numériques intitulée « Oracle Bone Inscription – Cosmos. Cette œuvre s’inspire de la boussole traditionnelle chinoise, un système complexe qui résume la cosmologie chinoise. Elle aligne les éléments clés de la vision du monde chinoise, allant de 太极 (Taiji) et 五行 (les cinq agents : le feu, l’eau, le bois, le métal et la terre) aux points cardinaux, aux termes solaires, aux saisons, aux constellations, aux signes du zodiaque et aux tiges célestes et aux branches terrestres, le long d’un axe central. Le bord extérieur représente les mouvements célestes, tandis que les caractères chinois symbolisent « 天人合一 (l’harmonie entre le ciel et l’humanité) », un concept fondamental de la culture chinoise. À travers cette interaction entre la cosmologie et les inscriptions, l’artiste construit un « univers de caractères chinois », richement imprégné du symbolisme traditionnel chinois.
Chen Nan élabore sa recherche autour de l’étude approfondie du signe dans l’espace-temps, il tente l’esquisse des formes vivantes lui permettant ainsi de mettre en place un système de données et de connaissances fiables. Le regard sur les caractères anciens est le fil conducteur de son travail créatif, tel un œil par lequel le spectateur bascule dans la vue à force de regarder l’œil qui le fixe et le domine. Par un patient travail d’élucidation, il analyse le branchement initial du langage humain sur l’ordre intérieur aux choses et il cherche à en extraire une vision claire et distincte.
Au terme de ce parcours, il sera en mesure d’évaluer l’aptitude de l’idée de transformation à rendre compte à elle seule de tout réel. Car la conscience naît du tracé. Et le Yi Jing 易经 (I Ching/Livre des mutations) est l’œuvre par excellence de la trace écrite, qui est la mesure universelle de l’infinité des formes, commun dénominateur et clef de toute création.
Je voudrais illustrer ici ce même concept philosophique de la métamorphose/transformation perpétuelle du monde dans la culture chinoise en faisant référence à l’un des principaux classiques chinois présent dans œuvre de Chen Nan « Les cinq agents ».
Cette œuvre d’art s’inspire de la théorie des systèmes orientaux dérivée du « 易经 (I Ching/Livre des mutations) ». Elle illustre la cosmologie unique de la génération et de l’opposition mutuelle à travers l’interaction des caractères chinois et des formes géométriques bidimensionnelles. L’œuvre reflète la vision du monde traditionnel chinois des relations dynamiques entre les cinq agents : le bois, le feu, la terre, le métal et l’eau.
L’art, autant que les symboles du Livre des Mutations, est une forme de création syncrétique de l’Univers. C’est donc en pénétrant les premiers traits graphiques des Shang que Chen Nan va pouvoir trouver l’élan de son énergie créative, en la reliant aux formes de la plus pure linéarité. Ainsi, on pourrait considérer son œuvre comme la continuation et la modernisation des sources traditionnelles de la civilisation chinoise.
La réminiscence de l’art chinois traditionnel restera pour toujours comme leitmotive sous-jacent dans sa création. Il la considère comme le fondement et la fondation de nouvelles créations culturelles.
L’installation artistique « Square City of Water » figure parfaitement les sources traditionnelles de la relation entre l’homme et la nature dans la culture chinoise, d’hier à aujourd’hui. L’artiste ici transforme les motifs fluides de l’eau en structures géométriques carrées en utilisant les anciens scripts chinois 上方大篆 (Shangfang, grand sceau) et 九叠篆 (Sjiudie, sceau). En collectant 250 caractères liés à l’eau du 《康熙字典 (Dictionnaire Kangxi)》, l’artiste crée une matrice semblable à un labyrinthe de formes dessinées à la main à l’aide de matériaux transparents. Cette pièce symbolise le lien profond entre l’eau et les caractères chinois, révélant l’évolution de la nature vers l’ordre social. Les visiteurs vivent ce voyage à travers la lumière, l’ombre et le son, explorant la continuité et la modernité de la culture des caractères chinois.
Tout au long du processus créatif, Chen Nan a éprouvé le besoin de réinterroger ou de s’éloigner des références passées pour explorer de nouvelles voies, en intégrant l’expérience des innovations plastiques contemporaines. Ces questionnements ont pris une acuité nouvelle dans la société innovative et technologique de la Chine d’aujourd’hui et dans un monde qui connait de profonds bouleversements géopolitiques, philosophiques et esthétiques.
L’œuvre “ Oracle Bone Inscription- Sentient Beings” décrit bien l’intégration de la modernité innovative et technologique dans le travail de l’artiste. Cette œuvre présente un monde animal représenté à travers des inscriptions sur os oraculaires, mêlant l’écriture chinoise ancienne à l’esthétique industrielle. Elle explore l’évolution des caractères chinois, en se concentrant sur leurs premières formes pictographiques et sur la manière dont ils symbolisaient le monde naturel. En combinant ces formes anciennes avec des matériaux industriels modernes, l’artiste met en évidence le lien intemporel entre l’humanité, la nature et le langage écrit, créant un dialogue visuel entre tradition et culture contemporaine.
Chen Nan a su baliser son territoire et forger sa propre identité artistique, sans renier les assises d’un langage séculaire, dont il a retenu avant tout l’exigence de pureté, le contact avec l’essentiel et la maîtrise du trait pour pouvoir les intégrer et créer du nouveau. C’est en mathématisant l’espace que Chen Nan nous figure le signe incarné de l’art du trait qui s’est mue en une trace vivante renouant avec les grands rythmes de l’univers.